Bref cahier d’un retour au pays natal…

« Alors ce retour à la vie réelle pas trop difficile ? » Tout un programme cette question qu’on nous pose régulièrement et qui nous laisse toujours quelque peu songeurs, car elle est très révélatrice.

Tout d’abord, elle en dit long sur la perception du voyage par notre interlocuteur : il y aurait une « vraie vie », une « vie normale » et une parenthèse, ouverte par le voyage et refermée aussitôt par notre retour.Ensuite parce qu’elle suppose que ce retour puisse être un peu compliqué, découlant d’un hiatus entre deux états de vie, incompatibles, le nomadisme vs la sédentarité, un continent vs un autre.

Les voyageurs, ceux que l’on a rencontrés du moins, évoquaient souvent la question du retour. Naïfs, on ne voyait pas où était le problème : on était très bien dans notre vie en France, le voyage n’était pas une fuite mais une expérience, un enrichissement, nous étions très contents à l’idée de retrouver nos proches et notre lieu de vie, de fomenter de nouveaux projets. Nous n’avions aucune envie de faire du voyage un mode de vie pérenne car, paradoxalement, nous nous rendions compte qu’il n’était pas dénué d’une certaine routine dans l’aventure.

Et pourtant, comme tous les autres, nous n’avons pas été épargnés par cette sensation de décalage, de flottement, d’inadaptation à l’environnement du retour de voyage si souvent décrits.

Il est difficile de partager ce que l’on a vécu. Nous ne sommes pas très doués pour le récit d’ancien combattant, la synthèse d’expérience ou le catalogue « Terr d’av » en direct, sans doute. Et nos interlocuteurs sont souvent si éloignés de cette réalité-là, celle du voyage, de l’Amérique du Sud, qu’il n’est pas simple de trouver un angle d’attaque. Certains nous posent vaguement une question par politesse, puis on passe à autre chose. Finalement, il n’y a qu’avec les véritables proches que cela fonctionne (sans surprise), avec ceux qui s’intéressent à ce que l’on a ressenti en profondeur, ce qui a bougé, avec les vrais curieux ou ceux qui ont déjà vécu ce genre d’expériences.

Adultes, enfants, même combat : se réadapter, conserver les fruits de son voyage en acceptant d’être un peu en orbite silencieuse autour de sa propre planète pour un temps.

Notre voyage était une parenthèse, une expérience de la marge certes. Mais sur une page, c’est grâce à la marge que le texte est plus lisible. Nous avons plutôt la sensation d’avoir navigué au cœur des choses : de nous-mêmes, de nos liens, de la vie : ces sept mois étaient loin d’être irréels. Je ne sais pas trop si remplir une fiche d’impôts, faire des plans immobiliers, être soumis au flux de l’information par tous les pores de son existence, évaluer des compétences, s’inscrirait davantage dans « la vie réelle » que de prendre du temps en famille à l’autre bout du monde… sans soute que l’un n’existe pas sans l’autre.

Homère s’est bien gardé de nous détailler le paysage intérieur d’Ulysse après 20 ans loin d’Ithaque, quant à Robinson, Marco Polo ou Magellan, personne ne nous a jamais dit comment ils avaient négocié les apéros de retour… Alors voilà ami voyageur, même si tu te sens très à l’aise dans tes baskets (enfin tes chaussures de rando poussiéreuses), prépare-toi à la question de la sphynge, redoutée et redoutable : ce retour, pas trop difficile ? Eh bien si, un peu, ma bonne dame ! Mais c’est aussi le but et la fécondité du voyage : se mettre en mouvement pour se laisser déplacer vers ses propres frontières intérieures et porter un regard renouvelé sur sa vie.

Car, oui, quelque chose en toi a vraiment changé : comment expliquer sinon ce soulagement immédiat, enthousiaste et irraisonné lorsque tu aperçois un robinet d’eau au détour d’une rue de ta ville ou d’un jardin public ?