L’Histoire nous rattrape en Bosnie-Herzégovine

Dès la frontière, nous sentons que nous entrons dans une aire tout à fait différente. Nous laissons les plages jet set, les visites organisées, les terrasses de café de la côte croate derrière nous. Ce sont des collines arides qui nous accueillent. Nous nous trompons de route et nous roulons sur une ancienne voie ferrée goudronnée sur plusieurs dizaines de kilomètres. Bison passe tout juste. Nous traversons des hameaux à moitié détruits. Les façades ont de nombreux impacts de balle. Les visages que l’on croise sont surpris et fermés. De petits panneaux en bord de route nous rappellent la présence de mines. C’est une entrée en matière sans fard, même 30 ans après, la Bosnie porte encore clairement les stigmates de la guerre. Nous nous installons dans une large vallée au milieu des moutons pour notre première nuit en Bosnie-Herzégovine. Les jours suivants, nous explorons le Sud du pays : des petits villages assoupis à flanc de montagne, un tekke (monastère soufi) en bord de rivière. Il fait inhabituellement chaud, nous ne sommes pas encore habitués et nous traînons un peu la patte.

tombes bogomiles du Moyen-Âge

Nous profitons d’un allègement d’école -CE2 et GS, sans 6ème c’est quand même plus rapide- et de l’allongement des jours pour faire un peu plus de route que d’habitude. Nous faisons un détour par Medjugorje. C’est un peu le “Lourdes” bosnien, enfin croate. Les apparitions mariales ne sont pas reconnues par Rome, qui a longtemps été circonspecte face à ce lieu de piété populaire. On comprend un peu pourquoi à vrai dire car cela ressemble à un immense marché de babioles chrétiennes made in china version “marchands du temple” autour du sanctuaire. L’impression est peut-être différente quand il y a un pèlerinage mais on n’a personnellement pas vraiment réussi à sentir l’âme du lieu.

La ville de Mostar en avait davantage en revanche. Nous l’avons visité tôt pour éviter les bus touristiques qui viennent à la journée depuis la côte croate. Traversée par une belle rivière de montagne, elle a gardé une ambiance ottomane notamment autour de son pont. C’est tout un symbole ici. Il a été détruit pendant la guerre par les forces croates puis reconstruit en 2004 comme symbole de paix. Le fantôme de la guerre est pourtant bien visible, les immeubles sont très marqués. Des fresques de street art recouvrent de nombreux murs, sublimation artistique de l’ineffable.

Un peu plus au Nord, nous plongeons dans la chlorophylle. Les amandiers sont en fleurs, les sommets sont enneigés au loin, les vallées sont parcourues par des rivières de montagnes limpides. C’est dans ce décor que nous nous arrêterons pour visiter l’un des plus gros bunkers jamais construits, celui de Tito. Le ministère de la défense a levé le secret de son existence en 2011. Personne n’était au courant. Pendant 26 ans, Tito a fait construire cet immense bunker de 6000 m2, dans une colline perdue, derrière une maison traditionnelle, financé en très grande partie par les milliards du plan Marshall alloués à la Yougoslavie en tant que non-aligné après sa rupture avec l’URSS. En cas d’attaque nucléaire, 300 personnes peuvent y vivre pendant 6 mois. Il n’a jamais servi. Aujourd’hui, les historiens s’accordent à dire que sa visée aurait été de pouvoir aussi offrir une base arrière discrète aux soldats américains au cas où la guerre froide aurait été un peu plus chaude. Avec une guide passionnante, on a eu l’impression de vivre dans les 70’s pendant un après midi. Elle nous a parlé du rapport complexe que les pays de l’ex-Yougoslavie entretenaient avec l’héritage de Tito. Certains Bosniens par exemple sont nostalgiques de l’ unité et de la tolérance entre cultures qui prévalaient pendant cette période. Même s’ils ont gagné en liberté et en démocratie, ils ne se font pas d’illusion sur les penchants nationalistes et corrompus de leurs gouvernements actuels. Apparemment, la plupart des jeunes diplômés prennent la route de l’exil vers l’Autriche et l’Allemagne notamment. Elle-même se posait la question de partir.

Comme il est compliqué de randonner ici en raison des très nombreuses zones minées qui sont par ailleurs peu indiquées, nous avons filé à Sarajevo. Nous commençons par un parc frais en périphérie. Nos enfants se mêlent à la jeunesse bosnienne, en l’occurrence à majorité bosniaque musulmane. En Bosnie-Herzégovine cohabitent tant bien que mal, plutôt mal à vrai dire, croates catholiques, serbes orthodoxes et bosniaques musulmans – les slaves convertis à l’islam durant la période ottomane (et que les Serbes considèrent comme des traîtres – ambiance). Des familles pique-niquent sur l’herbe, on entend un appel à la prière au loin, des adolescents se promènent. L’atmosphère est champêtre et tranquille, à mille lieues de ce qu’évoque Sarajevo dans nos imaginaires. Le siège de Sarajevo c’est la guerre de notre enfance sur le sol européen : les images de snipers, de casques bleus, de pont aérien, le fracas des bombes, l’impuissance de la communauté internationale, c’est Le Journal de Zlata lu en CM, c’est bien plus tard le film No man’s land et l’absurdité de la guerre civile. De l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’empire austro-hongrois par un nationaliste serbe sur le pont Latin, un beau jour de juin 1914, à l’encerclement de la ville en 1992, jusqu’en 1995, c’est peu dire que le passé de la ville manque de légèreté. Pour l’Histoire, elle a ouvert et fermé les atrocités du 20ème siècle. Le lendemain, on part à la découverte de la capitale. On monte dans un tram tout droit sorti des années 60, on passe à travers de larges avenues. La plupart des immeubles ont encore des traces de combats. On arrive dans la vieille ville ottomane, à peu près préservée. C’est touristique mais on sent une certaine authenticité entre les vieux messieurs qui boivent un café turc en terrasse, les vieilles dames qui nourrissent les pigeons, les échoppes de vaisselle en cuivre et les kebabs, qu’on va d’ailleurs déguster.

On discute avec la vendeuse d’un petit magasin. Elle nous demande quel sera notre parcours en Bosnie. Quand on lui répond qu’on se pose la question d’aller au mémorial de Sebrenica, son visage s’assombrit dans la seconde. Elle nous dit que c’est un lieu très difficile mais très important. On ne va pas plus loin pour ne pas risquer l’indélicatesse mais on perçoit que le génocide est encore une blessure ouverte. Il faut dire que comme le gouvernement nationaliste de la partie serbe de Bosnie s’emploie à faire du négationnisme en bonne et due forme alors même que le TPIY (tribunal pénal international pour la Yougoslavie) a jugé, condamné les principaux auteurs et a reconnu qu’il s’était agi d’un nettoyage ethnique par la mise à mort de plus de 8000 Bosniaques par les Serbes en quelques jours et alors que de nombreux disparus n’ont toujours pas été identifiés, on comprend que le travail mémoriel ait du mal à se faire. Pour aller plus loin dans notre compréhension de ce passé, nous visitons le musée de l’enfance dans la guerre, simple et bouleversant. Il expose des objets du quotidien de ceux qui étaient enfants durant le siège de la ville. La plupart du temps, ils sont dérisoires mais portent une très forte charge symbolique. Il y a aussi des témoignages vidéos de bosniaques de notre âge sur leur enfance marquée par les privations, les morts, les obus. L’un d’eux évoque l’importance de l’école, de l’art et de la littérature pour tenir face à la guerre, en tant que “moyens tangibles pour se raccrocher à l’idée d’appartenir malgré tout à la civilisation” alors même que la ville était coupée de tout : “Personne, profs comme élèves ne savait s’il allait être encore vivant le lendemain mais nous lisions Goethe ou Dostoïevski, nous assistions à des pièces de théâtre à la bougie, pour nous rappeler que nous faisions quand même partie de l’humanité civilisée” – à méditer… D’autres trentenaires/ quadragénaires parlent des blessures physiques et psychologiques à vie avec lesquelles composent toute leur génération. Bref, ce fut une visite marquante pour nous.

C’est ici que le 20ème siècle s’est précipité dans le chaos de 14-18.
Vestiaires de piscine…

Mahault a encore été au centre de l’attention de toutes les grands-mères bosniennes, on ne sait pas trop comment se passera le retour à l’anonymat pour elle qui distribue des sourires depuis la manduca dans mon dos et serre des mains ou se fait chatouiller les pieds à longueur de journée. Pour un peu, elle aurait pu aller serrer des mains à la conférence de l’OTAN qui se tenait dans l’hôtel à l’allure soviétique au pied duquel nous dormions. On comprend qu’il y ait en effet quelques enjeux ici quand on voit l’influence des pays du Golfe dans les rues et quand on entend que le président de la partie serbe renouvelle son allégeance à la Russie. D’ailleurs, quelques kilomètres après la sortie de Sarajevo, un beau drapeau russe à côté du drapeau serbe marque l’entrée dans la partie serbe. Les paysages changent tout de suite, des forêts de moyenne montagne, des fermes plus massives, des collines cultivées succèdent au décor méditerranéen du Sud du pays. Nous traverserons cette partie assez rapidement, en faisant finalement l’impasse sur Sebrenica qui induisait un trop gros détour, jusqu’à la frontière serbe, prochaine et dernière étape des Balkans.

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5 réponses à L’Histoire nous rattrape en Bosnie-Herzégovine

  1. Martin Claudia dit :

    C’est toujours un grand plaisir de lire vos aventures. Merci de nous faire partager votre voyage.
    Belle continuation à toute la famille.
    Claudia.

  2. Nadine dit :

    Quel bonheur de vous lire ! De l’émotion aussi aussi au travers de ces pages d’histoire si proches ..
    Merci pour vos photos ,je me régale !!
    Bonne continuation vers le Nord !

  3. Jean Paul dit :

    Nous voyageons à travers l’Europe centrale grâce à vous.
    L’histoire de l’ex Yougoslavie est très complexe et j’avoue ne pas être très au top sur le sujet.
    Les pays, les régions, les villes et villages semblent vraiment très différents de chez nous et les uns par rapport aux autres et peut-être parfois déconcertant, voir dérangeant.
    Avez-vous une carte très globale avec votre cheminement afin d’encore mieux appréhender votre périple?
    Les parents Borne sont en approche 😉 😉
    Bonne continuation

  4. Alexiane SPANU dit :

    Merci pour tous ces partages !!!
    Cela nourrit mon goût du voyage… à la rencontre d’autres êtres humains, de leurs cultures, histoires …
    Gros bisous !

  5. Saboul's family dit :

    ca y est on a rattrapé notre retard de lecture ! on vient donc de passer une belle soiree voyage / souvenirs en votre compagnie ! merci les copains !
    je decouvre l’histoire des agraphes de Mahault… gloups…
    profitez bien de vos retrouvailles et de vos rencontres a venir ! merci pour vos partages !

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