La Norvège du N à Å

Demi-tour à 180°, depuis le parking du Cap Nord, nous prenons la boussole à rebours, du N, vers le Sud. Le paysage est encore assez lunaire. La végétation rase, des plaques de neige, des étangs gelés, des bouleaux chétifs malmenés par le vent témoignent de la rudesse du climat. Puis, tout à coup, de hauts conifères et des champs apparaissent. Nous voilà à Alta. Nous y découvrons sa cathédrale arctique en titane faite pour réfléchir la lumière des aurores boréales et son musée de peintures rupestres réalisées entre le 5ème et le 1er millénaire avant JC. Certaines ont été peintes en rouge par les archéologues des années 1970, d’autres sont en l’état, simplement gravées dans la roche, affleurant au gré de la lumière du soleil et de l’imagination du visiteur.

Nous passons quelques jours dans les Alpes Lyngen. Les sommets sont de plus en plus élevés, les paysages magistraux. Ils nous donnent l’occasion de belles randos à la verticale pour une fois depuis plusieurs mois. Les chemins sont souvent tracés en ligne droite avec des pentes efficaces, sans aucun lacet malgré le dénivelé, mais l’effort est toujours récompensé par le panorama.

Nous faisons ensuite halte à Tromsø, la ville de plus de 50 000 habitants la plus septentrionale au monde. Elle fut longtemps le point de départ des expéditions polaires. Nous visitons le polarmuseum qui retrace l’histoire de la chasse arctique (phoques, ours blancs, baleines). A partir du 17ème siècle, les Norvégiens ont développé la chasse au Svalbard et dans les alentours du Pôle Nord. A l’époque , la réflexion sur le renouvellement des espèces animales n’était pas engagée et les populations de phoques ou de baleines ont eu du mal à accuser le coup. La Norvège est au passage l’un des rares pays à autoriser la chasse à la baleine encore aujourd’hui et on trouve des saucissons de cétacés dans toutes les boutiques souvenirs. Les Norvégiens ont aussi été pionniers dans l’exploration à visée plus scientifique des espaces polaires durant les siècles suivants. Aujourd’hui, la ville de Tromsø est une escale de l’express côtier et un port de pêche actif. En passant sur un quai, nous tombons par chance sur l’inauguration d’un chalutier. Nous nous mêlons aux habitants et aux officiels en costume-cravate pour profiter d’une visite par le menu de tout le bateau, de la passerelle aux sous-sols dans lesquels une véritable usine de transformation et de congélation du poisson est installée. Les marins partent pendant 6 semaines dans les eaux froides pour pêcher crevettes et cabillauds. Bon, ce n’est pas franchement un modèle de pêche vertueuse et traditionnelle mais la visite était très intéressante et les petits fours réussis. Nous dormons sur une colline au-dessus de la ville, à côté d’une école. Le terrain est entièrement ouvert, les habitants du quartier y passent pour promener leur chien ou faire leur footing. Les jeux dignes d’un square semblent accessibles. Quand nous demandons, timides, si nos enfants peuvent les utiliser, on nous répond l’air incrédule “Eh bien, oui, pourquoi est-ce qu’ils ne pourraient pas ?”. Euh, c’est à dire qu’une école ouverte sur l’extérieur, dans laquelle les élèves peuvent entrer et sortir comme bon leur semble, perméable au monde et  même en interaction avec lui, c’est un peu comme le bacon en tube pour nous : ça nous fait un petit choc culturel. A vrai dire, on a plus l’habitude des portiques de sécurité, des enceintes fermées à double tour, de la reconnaissance faciale et des exercices anti-intrusion. Un autre univers. Nous profitons du séjour urbain pour faire une procuration de vote. On s’ennuie par avance à l’idée des bureaux capitonnés et des signatures en triple exemplaires dans une ambiance administrative morne. Pourtant, quand nous la contactons, la consule honoraire nous donne rendez-vous…dans un bar d’un centre commercial. Un papier, un café et hop, c’est signé. Vraiment un autre univers.

Après Tromsø, nous allons jusqu’à la petite île de Sommarøy aux eaux turquoises. Les couleurs sont éclatantes et tout particulièrement sous le soleil de minuit à la lumière rasante. On se croirait au jurassique. Nous passons une soirée avec deux familles françaises qui voyagent au long cours comme nous, les enfants font une gamelle sur le parking pendant que les parents discutent trajets et coins pêche.

Un peu plus loin, nous montons dans le ferry pour l’île de Senja, la plus grande de Norvège après le Svalbard. C’est là que nous avons prévu de retrouver Marine, Mathias et leurs enfants, rencontrés quelques mois plus tôt sur une plage albanaise et avec lesquels nous avions fait un bout de route jusqu’en Macédoine du Nord. Eléonore fait le décompte des jours avant de retrouver Auguste. Nous passons une semaine tous ensemble sur Senja, moins touristique que ses voisines Vesteralen et Lofoten. Randonnées dans des paysages magnifiques, parties de pêche, visite de petits villages aux maisons rouges, déjeuners sur l’herbe, dîners en densité maximale dans Bison, sessions d’école partagée ou de legos, tisane du soir (ou verre de rakia) qui s’étire, première invitation de Mahault à aller jouer chez une copine, barbecue et kaviar en tube : nous profitons tous de ces bons moments partagés. La vie sur Senja est paisible, un peu hors du temps, même si, en contre champ , les remous de la vie politique française occupent une partie de nos conversations. Nous rencontrons une autre famille qui se joint à nous pour notre dernière journée sur l’île. Malaurie et Mickaël voyagent avec leurs deux enfants pendant 6 mois. Célestin a un compagnon de jeu de son âge. Ambiance colonie de vacances.

Nous saluons Marine, Mathias, Auguste et Margaux qui prennent la direction de la Suède, en nous promettant de nous revoir au bord d’une plage de sable landais ou de galets drômois et nous prenons le ferry jusqu’à Andenes, à la pointe Nord des Vesteralen, en compagnie de Malaurie et Mickaël. Nous visitons une ferme de saumons assez didactique qui nous en apprend davantage sur l’élevage de ce poisson sur toute la côte norvégienne. On est surpris de voir que la technologie est au cœur du travail, bien loin d’une vision artisanale du métier. Quand je l’interroge pour savoir si ce rapport à la technologie de pointe et à une vision agroalimentaire de l’élevage dans un secteur qui a été longtemps traditionnel est aujourd’hui remis en cause, le guide ne voit pas vraiment le sens de la question. A vrai dire, depuis notre arrivée en Norvège, le mythe du scandinave écologiste par essence a pris un sérieux coup. Tout le monde roule en voiture électrique certes mais il est presque impossible de trouver du tri sélectif, on ne peut faire ses courses qu’en supermarché, avec des produits agroalimentaires sur-emballés, très industrialisés, sans aucune offre de bio. En fait, le mythe est sans doute plus lié au rapport singulier à la nature sauvage qu’on a l’impression de percevoir ici avec cet attrait pour les grands espaces et cette acceptation des contraintes naturelles. On mesure à cette aune le chemin parcouru en France concernant les modes d’alimentation plus sobres et respectueux de l’environnement. Il reste que le contact social semble vraiment bien fonctionner en Norvège et on est à chaque fois émerveillés de voir du matériel mis à disposition de chacun dans la Nature (refuges, barbecues, jumelles, etc), les espaces sauvages appartiennent à tous et chacun en prend soin.

Sur le chemin du retour, on croise un élan en bord de route, immense et hiératique. Nous avons rendez-vous avec deux autres familles françaises en voyage, dont deux parties pour une durée indéterminée. C’est donc à 8 adultes et une dizaine d’enfants que l’on passe une belle soirée autour du feu à échanger sur nos voyages. Apolline est ravie d’avoir une camarade de son âge et en profite pour passer une nuit à la belle clarté, à défaut d’étoile.

On reprend notre rythme familial tranquillement après tout ce temps passé en collectif et on profite d’une tempête pour s’arrêter dans notre premier camping. Nous l’avons choisi pour ses machines à laver/sèche-linge en libre service car il n’y a pas de laverie automatique en Norvège. Comme dans une auberge de jeunesse, un bâtiment collectif fermé avec cuisine et salon est à disposition. C’est un luxe dont nous mesurons la portée : un grand espace, des douches illimitées, de quoi laver efficacement le linge de notre famille nombreuse. Nous passons la journée bien au chaud et au sec avec une famille lettone en vacances en toile de tente, Olga, Edgar et leur fille Béatrice. Ils ont pêché de gros cabillauds la vieille que nous cuisinons et dégustons tous ensemble. Nous les avons entendu parler russe mais ils sont manifestement gênés de nous dire qu’ils appartiennent à la minorité russe de Lettonie. On comprend à demi-mots que la vie des russophones n’est pas toujours facile dans le pays, sans doute de surcroît depuis l’invasion de l’Ukraine. On leur dit qu’on ne fait personnellement jamais d’équations entre une nationalité ou une religion et une appartenance politique ou idéologique, ce qui les met en confiance et on passe une très bonne soirée entrecoupée par la minuterie du sèche linge.

Le soleil revient aussi vite qu’il avait disparu et on file dans le camaïeu des Lofoten. Les sommets deviennent acérés, les plages de sable fin bordent une eau turquoise, les maisons en bois sur pilotis rouges, jaunes, orangées sont appuyées sur des rochers. Les minuscules villages sont reliés entre eux par des ponts en accent circonflexe au-dessus des fjords, des tracteurs retournent l’herbe fauchée dans les champs et les routes étroites sont parcourues par des centaines de campings-cars. On essaie de se décaler un peu pour éviter l’afflux et cela fonctionne plutôt bien. On fait de très belles randos et balades sans trop de monde, on visite après les heures de pointe, on trouve des bivouacs plutôt accueillants. La pêche nous sourit et on agrémente nos dîners de lieus noirs ou de cabillauds. La végétation a changé, nous avons la sensation d’avoir quitté le grand Nord depuis la transition de Senja et d’être revenus dans des contrées plus champêtres. La météo change en un rien de temps et on passe des îles Marquises au Finistère Nord en février du jour au lendemain. La route s’arrête à Å, village de la pêche à la morue et de la sobriété toponymique, sur la pointe sud. Le ferry nous emmène en escale à Værøy, petite île escarpée à quelques dizaines de kilomètres de là. Notre programme rando-pêche fait encore ses preuves, on se dit qu’il va être difficile de retourner à la civilisation.

Morues
Stade du bout du monde

Enfin, nous accostons à Bodø. Retour sur la terre ferme. Nous aurons mis presque un mois à redescendre du Cap Nord finalement et presque deux mois à faire la route depuis le passage du cercle polaire en Finlande. Nous ne pensions pas rester aussi longtemps mais le soleil, les possibilités infinies de randos, les paysages en mode majeur, les retrouvailles et les rencontres, l’absence heureuse de moustiques, les pêches miraculeuses et cette délicieuse impression de liberté du bout du monde ont donné un autre tempo. Nous savions depuis la Terre de Feu et la Patagonie, de l’autre côté de la mappemonde, que nous aimions cette atmosphère si particulière des fines terrae et de la nature (encore un peu) sauvage, nous en avons eu la confirmation. Direction le Sud par la route 17. A suivre.

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2 réponses à La Norvège du N à Å

  1. Nadine et Marcel dit :

    Encore de chouettes photos qui nous rappellent d’excellents souvenirs ! Et un journal de bord que j’attends toujours avec impatience !! Belle route vers le sud avec de belles découvertes encore et des rencontres aussi !!

  2. Christian dit :

    Quels paysages magnifiques !!! Ca fait rêver, merci !

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